Végétatif
Tandis que nous approchons de la fin d'un monde
et qu'à des événements affreux vont succéder
des choses plus terribles encore,
la patiente puissance des fleurs poursuit d'aurore en aurore
le cycle du soleil, embaumant sa lumière
d'un mélange de parfums qui respire l'éternité...
A force d'avoir fait, défait, refait le tour
de mes douleurs, j'ai fini par prendre pour modèle
la façon de vivre des plantes : sèves ambrées du sommeil,
poing du platane brandi vers le firmament,
crispé dans l'azur d'une paix inconsciente...
Pour l'affaire de l'écrit – la Grande Affaire
de l'Ecrit ! - qui grava dans la pierre
nombre des langues de l'Homme, elle ressemble
à ce vaisseau qui brûle et coule
pendant que l 'amiral des flibustiers à têtes de mort
ainsi qu'en fin de film s'amenuise
en cinglant vers le grand large...
Parmi les blancheur de l'écume, c'est un lieu d'archipels
que rallient les Révoltés - dont tu es...
Là sont chiffons de palmes essuyant la transparence bleue
et brises cantonnées sur le seuil de l'horizon, qui s'escriment
sans grand succès à déployer les spinnakers de nuages rétifs.
Des cahutes de roseaux entuilés de feuilles diverses
y abritent des clans d'anges cruels et de démons débonnaires,
qui font toute leur cuisine à la sauce d'encre de seiche...
Mais si bien qu'auprès d'eux tu te sentisses accueilli,
tu ne cessais de songer au jour où tu reverrais ton village.
Ce que tu ne savais pas, c'est que l'on ne revient
d'aucun voyage, que l'on est seulement
dans l'illusion du retour comme ces soldats
qui reviennent du front après une longue absence
et ne reconnaissent vraiment ni femme, ni enfants,
ni maison, tant le compagnonnage
quotidien de la mort les a changés ;
ou bien ces explorateurs qui rentrent du Pôle blanc,
d'un désert parsemé des tessons de ruines inconnues,
des cités d'or secrètes d'un lointain Pérou,
et débarquent de hauts navires ventrus, en tenant dans leurs mains
d'étranges tubercules, sur leurs poignets des oiseaux bavards,
voix horriblement cassée à force de hurlées
dans les vacarmes de terre et de mer !
Contre leur flanc se serre une femme exotique,
en cheveux noirs, timide, et dans ses atours étrangers,
en un langage obscur, esquissant une révérence
mal maîtrisée. Or voici que les amis de son enfance
font semblant de le reconnaître avec un sourire forcé
mais se disent au fond d'eux-mêmes : «Qui est
ce type ? Il ne ressemble en rien au jeune aventurier
parti aux Amériques... Celui que nous avons connu
n'avait pas ces façons d''étranger ni cette voix bourrue
ni cet accoutrement de vieux forban des Îles ! »
Et lui semble perdu dans nos jardins de roses
et il évoque longuement les vastes fleurs écarlates
qu'assaille la vibration verte de milliers de colibris,
au coeur de jungles étouffant les ruines grimaçantes
de cités que nous ne connaîtrons jamais.
Alors, d'un coup, notre monde à nous, celui
où nous vivions si bien, apparaît comme rétréci,
banal, tissé d'un réel odieusement quotidien :
la bière s'affadit ; le pain n'a plus de goût ;
à peine si le vin a conservé un relent
de l'autrefois étourdissant baume des rêves...
Et lui, dans l'enceinte de mots qu'il s'est construite
en opus incertum ainsi que restanque de pierres sèches,
guette l'aube par l'unique fenêtre de sa cassine
flatte la tiédeur du soleil sur la croupe de l'olivier,
emprunte aux cigalons la cadence de ses chansons,
tandis que nous approchons de la fin d'un monde
et qu'à des événements affreux vont succéder
des choses plus terribles encore.