Insomnies
Navire soudé au récif la grande maison
craquait, la nuit, dans sa membrure et ses charpentes
au carrefour de vents contraires
qui lui soufflaient discrètement le message iodé
de la mer... Sur ma couchette en merisier,
étroite et courte comme étaient les lits
de nos ancêtres, j'écoutais dériver dans un
froissement soyeux la lune et les étoiles, qui
de temps en temps glissaient un mince doigt
laiteux à travers les jalousies des volets. Le temps
alors se distendait immensément, les heures
sombraient avec une imperceptible lenteur,
étiraient leur latex jusqu'au fond de l'abîme
où les galaxies rôdent en tournoyant ainsi
que méduses luminescentes. Une senteur
d'huîtres fraîches et de marée traversait
périodiquement la chambre chaque fois
qu'un grand requin, plus noir que l'ombre
dont sa forme était composée, virevoltait
d'un mur à l'autre au rythme des feuillages
qui berçaient leurs frissons, dehors,
à la hauteur du clair de lune. Temps
de paix et douceur, de minuits parfumés
au lavandin, à l'anis, au jasmin. Des merles
rivalisaient avec les rossignols dans le cyprès
en sentinelle au fond du parc. Roulades, trilles
en cascade, enchantaient mon demi-sommeil
traversé d'anges nus, de magiciennes au profil
parfait, aux yeux vertigineux d'amandes sombres,
aux chevelures qui, par mèches, sur le front
retombaient comme plumes de corbeau.
Il y avait aussi une Princesse-au-loin, dont un
bandeau ceignait la blondeur répartie en deux
masses égales, et puis le Chevalier Antar
sur son destrier à croupe luisante, qui venait
en aide aux pauvres veuves de Syrie et du Liban :
armure noire – Allahou Akbar ! - casque damasquiné,
avec en pointe le Croissant d'argent niellé. A travers
le vaste désert nocturne, un spectre de moi-même
s'aventurait à la recherche du trésor secret
des Pharaons, turquoise et or, encens et papyrus.
En ce temps-là le Sphinx avait encore son nez
et l'on entendait à l'aurore gémir longuement
le Colosse de Memnon. J'écoutais dans la chambre
voisine, alterner les respirations régulières
de mon père et de ma mère. J'imaginais la paix
qui détendait leurs chers visages endormis
et j'étais heureux sous mon édredon.