Pferd
(à Herr Graf und Herr Lehmeier...)
Ô grand cheval à tête étroite et longue,
avec ces yeux profonds et ces naseaux
que j'entendais souffler, insistants, près de mon oreille,
quand tu posais sur mon épaule, en renâclant, ton mufle gris,
si doux à caresser, et lourd - de peur que je t'oublie...
En ce temps-là, tu étais bien le seul à rechercher
mon amitié d'enfant malade et pâle et toujours angoissé.
Ta haute et solide présence avait comme le don de ranimer
en moi un vague espoir d'éternité : j'étais à cet âge incertain
qui a vu Alexandre, il y a bien longtemps, chérir son Bucéphale.
Te souviens-tu, ô Pferd, de nos fugues à deux, à travers
les forêts de Bavière : en allemand, il fallait te parler !
Tu n'entendais ni "hue" ni "dia" ni "hooo !" mais un langage
fait de "bizzz" et de "berrr" et de "brrri" intranscriptible
ici. Or, tous les deux nous avancions sous les hautes futaies,
fouettés de temps en temps par quelques branches basses ;
l'air était silencieux, hormis les menus cris d'oiseaux et,
sous les feuilles sèches, des craquements de bois morts
piétinés par tes forts sabots. Et quand il avait plu,
un coup de vent parfois vidait les feuillages du ciel
comme des seaux sur notre tête : oh, j'en riais et toi, cheval,
tu secouais en hennissant haut ta crinière... A l'aube pourpre,
en secret nous partions, quand se doraient au loin les crêtes
du Tyrol, avant la cime des grands arbres. On croisait parfois,
en chemin, des chasseurs avec leur plume de faisan glissée
dans leur chapeau de feutre vert. La forêt, c'était le mystère.
Elle cachait les ruines de châteaux que j'explorais sans heaume
ni armure, sinon en rêve, ô belle au bois dormant ! Souvent nos
pérégrinations nous entraînaient jusqu'au couchant, rouge
et glorieux parmi les brumes. Embusqués au long des haies noires
grimaçaient des fantômes aux masques d'argent... A travers le soir,
sagement tu me ramenais, cheveux au vent, hirsute,
endormi sur ma selle,
les deux mains au pommeau,
clopin-clopant vers la ferme au grand toit et
fenêtres illuminées. Mon père ouvrait la porte et criait : "Les voilà !"
Ma mère, même inquiète, n'osait piper mot et moi, les yeux troublés
par le sommeil, je la voyais qui, en reconnaissance, donnait un sucre
à mon fidèle destrier et le flattait au cou tandis que le commis
l'emmenait par la bride, à bouchonner, vers l'écurie. Pferd est mort
longtemps après, très vieux, un jour d'hiver. Je n'étais pas en Allemagne.
Mais depuis j'entends ses sabots, quand je marche dans la campagne.
PORTS
Si les jours sans lumière oblitèrent ta vie
pense à ces ports qui ont la couleur de nos rêves :
le bleu des mers, le vert des palmes, l'or des corps...
Dans les bassins la queue du paon à l'aube...
L'essence qui s'irise autour de ces purs-sangs que sont
les bateaux blancs piaffant de l'imminence d'un départ
indéfiniment différé... Pense à ces ports mentaux
qui sont les seuils de tout voyage et de toute vision :
Celle des roses du Pendjab hier effeuillées sur la tombe.
Celle des neiges du Pamir, vagues immaculées
d'une mer pétrifiée à l'instant de prendre d'assaut
l'azur presque noir au fond des sept lacs verts,
qui sont huit, dix ou mille : Kouli-kalon, Allaoutdin, Gitara,
Moutnoye, Tchoukark, Ziarat, Yashil-Koul, Kara-koul...
Celle de ce cerf de la forêt Katsugayama rougie par un matin
d'automne que les brumes sur Nara font ressembler
aux estampes d'Hiroshigué :
le pèlerin
qui marchait sur la route, un moment
sur son bâton s'appesantit pour contempler
un étrange rocher qui a roulé en travers
du chemin ; médite sur ce signe qui vient
certainement des dieux... Un autre marcheur
le rejoint puis un troisième. Ensemble,
ils sont repartis baignés par la lumière du matin
qui les accompagne ainsi qu'une rivière
par monts et par vaux jusqu'aux sables d'Odawara.
Moi j'y pense, à ces ports qui ont la couleur
de nos rêves : les quais polis par les déferlantes,
l'horizon inassouvi, son appel de flûtes lointaines
dont l'écho ressemble à s'y méprendre
au fameux chant des sirènes, mêlant
désir et nostalgie dans l'improbable creuset
qu'on dit «le fond de notre coeur». Ces ports
des bords de terre, Valparaiso, Manaos, Callao,
Vancouver : d'étranges sonos font danser des gens
de toutes les races dans les bastringues à pisco
ou les pubs à whisky ; sanjuanitos, mambos, rumbas,
guitares, charangos, bombos, syrinx incas,
sur des rythmes de jazz, de jungle ou d'altiplano !
Les ports de l'émeraude et du coton, les ports
où les cargos chargés de lourds sacs de guano,
vautrés au lit des vagues jusqu'aux écubiers,
s'en vont laissant comme les escargots
un sillage d'argent en direction du large
où ils disparaîtront.
Ainsi résistons-nous
quand les jours sans lumière
pareils aux tours de verre immenses
qui font éternelle l'ombre, en bas dans les rues,
oblitèrent nos vies...