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16 mars 2008 7 16 /03 /mars /2008 22:18

La vie en rose


 

De ciel et de vent

Le bruit de l'ombre

Les oiseaux ne sont pas passés

ce matin Par la vitre

le déroulement ordinaire des choses

C'est temps de fête et chacun

explique qu'il faut être gai

et voir la vie en rose

 

Moi je la vois plutôt grise

et trottinant comme un mulot

ma vie en cherchant

à passer inaperçue

Mais s'efforçant de vivre

caché de nos jours réussit-on

pour autant à vivre heureux

 

De ciel et de vent

Le bruit de l'ombre

Cliquetis d'os secs à l'invisible gibet

Et par la fenêtre le mélancolique

et constant éloignement des choses

Sous la neige la terre s'apprête

C'est temps de fête

Chacun se force à voir la vie en rose




 

 

 

 

Agnès (Chanson)

Colombes d'ardoise rousse
à l'angle du toit et soleil
de pluie entre les peupliers blancs

Le vent froisse les âmes grises des passants
A la boulangerie une clarté rougâtre
vient de s'allumer Sans doute met-on
en rayon les pains chauds comme seins

Colombes d'ardoise noire
au revers des nuées et vestiges
de nuit entre les peupliers blancs

Derrière le comptoir la jeune serveuse rêve
en attendant que tinte la porte vitrée
pour le premier client Viendra-t-il aujourd'hui
le bel inconnu après lequel elle soupire

Colombes d'ardoise bleue
au milieu de l'azur et lune
glacée du matin sur les peupliers blancs

- Agnès Cesse donc de rêver Ne vois-tu pas
que le Monsieur attend -   Et pour vous ce sera
- Une baguette et six croissants Agnès est toute rose
- Pardon monsieur voici votre monnaie

Colombes de bronze et d'or
d'une façade à l'autre et soleil
vert sur l'avenue aux peupliers blancs

Agnès Agnès cesse donc de rêver Es-tu donc
si pressée de souffrir à cause d'un galant
A cause d'un menteur qui te tiendra l'épaule
dans la rue et t'emballera par son boniment

Colombes de grès triste
au faîte des maisons et soleil
blême au-dessus des peupliers blancs


 

 

Cette clarté...


 

Cette clarté réfléchie

sur la page où l'écrit ondule

 

comme au pied d'un roseau

le reflet des choses

sur le bleu d'un étang

 

Feu et cendre anciennes

Grands auteurs consumés

Phrases par le rêve désertées

 

Qui se soucie encore d'écrire

quand l'art de lire est oublié ?


 

 

 

Cassandre

 

Elle parlait de ses rêves comme si la nuit

ne devait jamais finir et, par la vitre,

elle guettait ceux des nuages qui avaient,

affirmait-elle, des formes où se lisait l'avenir.

 

Fragile dans sa grâce, l'épaule et le cou

déliés comme une Isis antique, des frisons dorés

sur la nuque et près de l'oreille – rose coquillage ! -

elle marchait comme si c'était l'air et non le sol qui la portait.

 

Et les passants se retournaient, avec dans leurs regards,

une sorte de joie étrange, mi-incrédule,

mi-émerveillée, puis continuaient leur route

 

avec un hochement de tête vaguement songeur.

Que l'on pût, dans la rue, croiser tant de beauté

par un gris matin de janvier, était-ce mirage ou miracle ?



 

 

Tes années

 

Tes années seront donc passées comme un songe

ponctué, en hiver, de joyeux sapins de Noël.

Ce que tu auras pu découvrir de la Terre

tiendrait sans peine dans un dé de couturière.

 

Pourtant tu as cherché ! Allant jusqu'aux frontières

où les mirages des Palmyres tremblent à l'orée

de cette éternité qui dissout dans les sables,

et la brique des siècles, et la trace des hommes.

 

Tu as cherché parmi les vestiges épars

de langues disparues, d'émotions dispersées,

avec l'espoir de retrouver quelque message

occulte et demeuré inaperçu. Tu as rêvé

 

sur Archiloque et Thucydide, Héraclite

et Plotin, Thomas d'Aquin et Chrysostome,

sur Augustin, Jamblique, Confucius, l'Avesta,

sur Maha Kacyapa, le Taô, les Meneurs de Brume,

 

Duns Scot, Eckart, Siméon le Nouveau Théologien,

Paracelse, bref, tout ce qui était à portée d'esprit :

tu tissais une invisible toile de poèmes et d'idées

pensant qu'à force de patience et ravaudages

 

et griffonnages, tu verrais dans cette toile, un jour,

venir se prendre cet Archange qui a si souvent

illuminé tes songeries, et nourri tes espoirs.

Sans doute était-ce en vain car il n'est pas venu.



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21 février 2008 4 21 /02 /février /2008 19:10

 

                Bibliothèque

 

Là-bas, au bord du monde, où sont

les horizons dorécarlates et leurs

montagnes de cristal, là-bas où les neiges

gardent parfois longtemps les empreintes

des dieux comme nos plages celles

de vacanciers nus et bronzés,

 

Là-bas, j'irai, par la seule force

de l'esprit s'il le faut, à l'heure

de ma mort : j'y déploierai durant

mon agonie tous les sortilèges du rêve,

de telle sorte qu'une d'entre les divinités,

fût-ce la plus rétive et la plus ombrageuse,

finira par me laisser, par l'invisible

porte que j'aurai si constamment cherchée,

entrer dans la Bibliothèque où sont rangés,

chacun accompagné de son livret

explicatif – ô merveille – tous les

secrets de l'univers... Hélas,

 

il ne sera plus temps de les mettre en poèmes !



 

 

        L'invisible mongolfière

                       à mon ami Hassan Badi, du Maroc.

 

Quand j'étais plus jeune, j'étais agacé

par la candeur, parfois inconsciemment

rouée, des enfants qui viennent vers vous

avec leurs yeux presque transparents et leur malice

en gros sabots que l'on entend venir

de loin ! Fillettes, garçons polis ou petits

voyous en herbe, pourtant je les aimais bien

tous. Leur confiance m'honorait.

Leur loyauté m'apportait une sorte de bonheur.

Leurs secrets minuscules, ou au contraire

gros et lourds, il venaient me les apporter comme on jette

un cadavre d'animal pourri dans un vieux

puits insondable et désaffecté ! Puis repartaient

aussi joyeux qu'ils avaient été graves

et quelquefois au bord des larmes

en arrivant. Et l'on aurait dit que c'étaient

mes peines à moi que leur joie retrouvée

emportait, comme une sorte d'invisible

mongolfière, vers d'autres cieux.




 

 

 

                 La Mélancolie

 

Plutôt que soleil noir, je dirais lune noire

de la Mélancolie – qui nous donne sur toute chose

le nocturne regard de l'Archange désenchanté :

à quoi bon le Savoir, la Raison, la Géométrie,

si l'inexplicable lumière de la mort éblouit tout ?

L'autre nom de Mélancolie serait « Révélation ».

Que la plénitude du dieu se soit creusée

de cette bulle de néant, notre univers,

afin que s'y déroule le film infiniment tragique

qui a pour titre « Vivre », et que nous nommons exister :

cette sorte d'imperfection par déficience d'être,

là se tient le site originel de la lune noire, la source de

l'irradiante mélancolie dans le clair-obscur de laquelle

les constructions des hommes, à peine érigées,

ont des contours de ruines. Et c'est pourquoi

je n'attache pas d'importance à ce que mes écrits

ne soient que les débris humains de ce noir

astre de poésie dont s'est nourrie ma rêverie

nervalienne lorsque, jeune homme, je prenais

l'appel moteur, obsessionnel, du vide

tapi au coeur du sanctuaire, pour du désir.



 

 

                          Sappho

Il me souvient par hasard de Sappho
faisant le saut de l'ange au promontoire de Leucate
avec le sourire attristé de celle qui a trop accueilli :
ce saut sous l'impulsion d'un certain lumineux
désespoir, ce saut dans le néant, corps suspendu
en son envol imaginé, dans ma mémoire, comme un
poème dans l'instant de son commencement :
ce saut-là était encore, quoi que l'on en pût croire,
un acte de confiance, insensé, dans la Vie...



                         A mi-chemin

Ils sont beaucoup à s'intriguer du sourire de la Joconde,
ou de celui du Bouddha d'Or, ou de l'Ange de Reims...
Quel art étrange que de vouloir, dans la matière,
fixer une expression de la vie à l'instant
où son visage est en train de changer.
Ainsi la matière donne-t-elle l'illusion d'être animée,
un peu comme ces photos de footballeurs
clichés en plein vol alors que le ballon
est figé dans le filet, au fond de la "lucarne" gauche,
et qu'au bonheur du buteur répond, en suspens,
le plongeon acrobatique du gardien, entre ciel
et terre, montrant sur l'image les traits
crispés et la bouche amère de celui qui sait
que son effort désespéré ne l'empêchera pas
d'avoir manqué l'essentiel rendez-vous !



                     Solitude

La solitude - une chanson lointaine et obstinée
souvent inaudible dans la journée
à cause de l'élévation du seuil de ce "bruit de fond"
qui nous rappelle à la vie ordinaire des autres...
Cependant la chanson est là, même réduite
à une sorte de murmure incompréhensible
ainsi qu'un invisible mur, étanche et souple,
une bulle qui filtre tout sans discrimination,
et qu'importe si l'on rêve d'au-delà, d'outre-mer,
de ciel bleu, d'ouverture : l'étrange murmure
comme la neige dans un paysage d'hiver,
assourdit et boit le sens de nos paroles avant
qu'elles n'arrivent à l'oreille des autres, autour
de nous, lesquels, surpris de nous voir émettre
un son, nous regardent avec cet oeil
du citoyen banal à qui un touriste, dans
le métro, demande, en japonais, sa route.



              FEMMES MATIN METRO


Celle-ci face au miroir s'observe et fouille

les profondeurs de son sac en simili-cuir noir,

cherchant sa trousse à maquillage ou un mouchoir.

Celle-là, entre deux âges, rêve. La troisième,

rousse et qui probablement aura été fort belle

jadis, vous scrute d'un oeil charbonneux

et prématurément vieilli : on pense aussitôt

à un oeil d'éléphant ! Deux autres femmes sont

assises devant moi : une vieille à cheveux

quasi-blancs ; une autre, trente ans, cheveux tirés

en un chignon-moignon noué d'un chouchou bleu,

avec un nez pointu - «à piquer des gaufrettes» ! -

chaussé de lunettes étroites aux verres cerclés

d'un fil bordeaux. C'est ainsi tous les matins,

vers 8 H. Le métro neuf fois sur dix, ce sont

les femmes : quelques très jeunes, le regard

encore allumé par l'illusion qu'on les

observe parce qu'on les trouve belles...

- Mais qu'est-ce, « d'être belle » ? - Imper-

ceptiblement l'arc rouge de leurs lèvres

se remplit. Elle composent leur traits pour

se rendre plus séduisantes. L'instinct leur fait

guetter du coin de l'oeil, d'un air détaché,

celui qui, pensent-elles, les a distinguées.

...Des femmes, toutes sortes de femmes.

La plupart modestes, mais visiblement

coquettes – avec peu – et soignées, avec

au fond de leurs yeux graves cette lassitude

décolorée, usée, désabusée, qui rumine :

« Il est tranquille, lui, assis dans sa voiture

confortable, à écouter sa radio – et moi je suis

debout, tassée, agressée, fatiguée dès le

début de la journée, dans un métro qui pue. »

La même lassitude qu'on peut lire dans les yeux

des femmes que l'on croise, sur les chemins d'Asie

ou d'Afrique, chargées comme des animaux de bât.



 

 

              Demi-dieux


 

Là où tu passes, sur toute chose

s'enveloppe une aura de fin de monde

qui t'évoque « la couleur tombée du ciel »

d'un livre de Lovecraft : tu avais quatorze

ou quinze ans – Ctulhu, Les Pommes d'or

du Soleil, La Ruelle ténébreuse et la Cité

de l'indicible peur -, une époque de la vie

où l'on se sent imbu d'une telle immortalité

que tout ce qui nous épouvante est délicieux !

C'est que le jaillissement du geyser vital

est si près de sa source qu'aucun enfant

ne peut imaginer le moment où sera

franchi le sommet de la parabole, après

lequel, de plus en plus rapidement, la Vie

retombe vers la terre au sein de quoi

la honte d'avoir vieilli jusqu'au point de

se perdre, la fera s'enfouir pour toujours.

Toi qui n'es plus très éloigné de ce point-là,

tu te plais à côtoyer l'ignorante fraîcheur

des enfants – qui parlent comme si tout souci

de l'avenir – leur avenir – était de mauvais goût :

comme si tout ce qui a trait au futur présentait

un caractère intempestif, quasi obscène,

comme si eux, jeunes demi-dieux, tout occupés

à s'amuser dans le présent précaire d'un « vert

paradis » qu'il voudraient pérenniser, confrontés

à la pensée de l'avenir se trouvaient, contre leur gré,

repris par la conscience de cette indécente horreur

que résument les mots de « condition humaine ».


(xbordes1@no-log.org)

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21 février 2008 4 21 /02 /février /2008 19:07

L'ORDRE DES CHOSES

 

Ce n'est pas un enfant qui pousse

la grille chancelante du jardin.

Pourtant l'allée, jonchée de feuilles rousses,

la tonnelle de rosiers, son parfum,

celui des bordures d'anis étoilé

et des massifs de giroflées en fleur,

n'ont pas changé. Et voici même,

à demi-enfoncé sous le gravier,

le bras cassé de la poupée de porcelaine

qu'il y aura bientôt quarante ans, ici

ou là, on avait tant cherché

sans le trouver. C'est alors que les choses

soudain nous étonnent. Dans la vitre

de la porte-fenêtre qui, de plain-pied

donne sur le jardin, le visage qui

approche et se reflète n'est pas

à la hauteur de tes souvenirs :

au minois d'angelot tout auréolé

de ses bouclettes blondes s'est

substitué la face ridée d'un vieillard.

Troublant constat que rien, là-bas,

dans l'ancienne maison où tu reviens

si tard, n'a modifié l'ordre des choses,

excepté ta propre image solitaire.

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10 janvier 2008 4 10 /01 /janvier /2008 10:37
             Sur la  plage


Au fond de l'aube chante un rossignol d'hiver
Là-bas des monts blessés saignent jusque dans la mer
Cris joyeux sur la plage Un gosse gesticule
Il poursuit son cerf-volant que le vent immense
pieuvre s'escrime à lui ravir avec ses innombrables tentacules
transpoarents et l'enfant constamment avance
puis recule

Un moment en observant cet enfant qui danse
c'est moi-même que j'ai cru voir point minuscule
et solitaire à l'horizon de ma conscience
Un vieil enfant quelque peu ridicule
aux prises avec l'invisible et qui pense
que cette lutte n'est pas nulle
et qu'il pourrait gagner avec un peu de chance...


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28 décembre 2007 5 28 /12 /décembre /2007 12:08

Après sa mort





Ce qui lui manquait

c'était le bruit de l'eau


ce ruissellement de fontaine

aux oiseaux dans la cour


Le commencement de l'éternité

avait coïncidé avec celui du silence


lorsque les vingt quatre colombes

qui nous observaient la tête oblique

en entendant sonner les heures


s'étaient envolées d'un seul

claquement d'ailes


Toutes les odeurs

s'étaient éteintes du même coup

avec les rayons du soleil


Il n'en restait dans le noir

de sa mémoire que la vision phosphorescente

d'une sorte de chrysanthème violet


Mais impossible déjà de se rappeler

l'exquis parfum des giroflées


Tout cela faisait qu'il y avait

comme un manque d'amour

au sein du Nulle-Part

de l'intouchable nuit


Pas de corps, pas de soupirs,

pas de douleurs, pas de cris

de plaisir


Pas de rires d'enfants


Rien – qu'une frustration

absolue Quelque chose

d'impossible à imaginer


pour un vivant.


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27 décembre 2007 4 27 /12 /décembre /2007 14:05

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    Un soir au Cap-Martin



La liberté comme un balcon qui donne

sur la mer qui donne sur la liberté

Ciel gris-rose

                  au large un haut navire illuminé

s'amenuise et disparaît sous la courbe

de l'horizon Le suivent d'un regard

mélancolique montagnes et falaises

qui voient plus loin que nous dans l'avenir

Sans doute une croisière vers les Eoliennes

ou les Cyclades

                    Un lot d'américains retraités

à casquettes décorées Des fêtards obligés

avec leurs chapeaux pointus penchés sur

l'oreille comme voiliers au vent d'autan

La mer aussi a des cheveux blancs

Demain pour nous tous le soleil

les oiseaux en foufelle et la verdeur

translucide des vagues murmurant

«l'appel du large»

                                      J'entends déjà

d'une lointaine nébuleuse Orion La Lyre

peut-être ou bien l'Aigle ou le Cygne

 

au gré des bourrasques m'arriver

les échos d'une musique étrange

Sont-ce les chants des anges

 

Parfois j'ai l'impression d'avoir rêvé

O musiques fatales que j'aime

et qui vous changez en poèmes !


 

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27 décembre 2007 4 27 /12 /décembre /2007 14:03

 

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                                          Quoi, la poésie ?

 

 

 

Dans ce qu'on pourrait appeler « l'univers contemporain », la poésie en poèmes n'occupe plus une place ni officielle, ni très visible. Je parle ici de la société occidentale. J'ai longtemps pensé qu'il s'agissait d'une véritable disparition, au profit, entre autres du genre romanesque. J'ai pensé aussi qu'il s'agissait d'un affaiblissement de la capacité de lecture :les lecteurs modernes ont pris l'habitude d'une passivité vis-à-vis de l'écrit (et
de l'écran) telle que l'exigence à l'égard de la chose écrite et de l'auteur impose, pour être lisible aujourd'hui, qu'une facilité absolue de compréhension évite toute sollicitation de l'imaginaire du lecteur. Le pont d'écriture sur lequel auteur et lecteur, quand il en existe un, sont censés se donner rendez-vous, suppose que l'auteur ait déjà traversé. Au temps de Mallarmé, c'était au milieu du pont que l'on se retrouvait : l'un apportant le poème, l'autre son imagination. Et le poème, de formulation hautement elliptique, ne suscitait d'intérêt que s'il réclamait, chez son lecteur, un bond de l'imagination capable de suturer les lacunes mystérieuses du poème. C'est ainsi que le poème était une sorte de petite machine langagière, dont la stratégie était moins de communiquer une information que d'amener à travers sa formule un lecteur à entrer dans la découverte de soi-même. C'est l'effort de compréhension qui amenait chacun à trouver dans le poème, moins ce qu'un auteur pouvait croire y avoir mis (s'il partait pour écrire de cette illusion), que ce que le lecteur en se fondant sur le prétexte du poème pouvait inventer, rêver, mettre en lumière de soi : mouvement de l'esprit alors à la base de ce qu'on a convenu d'appeler «émotion poétique».

 

A présent, l'affaire est devenue plus simplement complexe. D'une certaine façon, la poésie a perdu son lieu d'être, puisqu'on la veut partout et tout le temps, sans savoir clairement que c'est elle qu'on réclame. On cherche des vêtements qui donnent à rêver sur notre personnalité, on ne désire que des objets «désignés» de manière évocatrice ; la forme d'une automobile doit faire rêver de puissance, de vitesse, ou d'écologie ; un simple fer à repasser prend les lignes d'un yacht de luxe ; et ainsi de suite. Tous ces objets du matérialisme triomphant doivent, en corrélat avec le rêve, devenir désirables par une promesse cachée dans leur forme, leur couleur, les possibilités d'usages nouveaux. On le voit bien avec l'informatique : ce qui a fait la fortune de Windows et de Bill Gates, c'est le parti-pris d'ouvrir à travers les ordinateurs une multiplicités de fenêtres sur le monde, fenêtres dont le contenu est plus ou moins «virtuel», autrement dit «rêvé», et dont le couronnement est l'internet. A l'aridité fonctionnelle des premiers systèmes d'exploitation, avec lesquels, au prix de connaissances techniques assez avancées, on pouvait déjà réaliser les neuf dixièmes des ambitions pratiques que l'outil ordinateur était en mesure de satisfaire, s'est substitué, par un développement inouï de la puissance des processeurs, un environnement «multimédia», comme on dit, dont la richesse est essentiellement de faire rêver, et dont l'aboutissement est le jeu.

 

Dans tous les cas, il s'agit de voyage, du voyage poétique, qui déplace, qui emmène vers cet «ailleurs» dont un Baudelaire était tellement épris. Dans la poésie d'Homère, on voyageait vers Troie dans le but de récupérer la beauté, incarnée par la fameuse Hélène. C'était le projet de l'Iliade. Puis le poème s'est encore épuré dans ses objectifs : au cours de l'Odyssée, on voyage sans autre objectif que le rêve, comme Ulysse, qu'Homère oblige par toutes sortes d'artifices à visiter un monde méditerranéen magique et fantastique, avec Lestrygons, Cyclopes, Circés enchanteresses, Nausicaas ravissantes, et autres Sirènes dangereuses. Car le danger fait partie du charme et du désir. Le monde entier pour la conscience occidentale a pris l'aspect d'un poème à risque, il faut s'y risquer comme autrefois on se risquait à travers les mots. Le développement du tourisme, des tours du monde à la voile et des aventures humanitaires l'atteste. Ce sont les odyssées modernes, avec récits de voyages à la clé, retours d'aventures fascinants : les émissions de télévision telles qu'Ushuaïa sont le côté explicite, la « face visible» de cette «vieille» lune qui fascinait déjà Homère et Cyrano de Bergerac...

 

Bien entendu, «l'ailleurs» n'est pas forcément paradisiaque, il n'y a pas toujours d'île au trésor au bout : là est le risque, dont les agences de voyage s'efforcent en général de ne laisser que l'apparence, quand elles vous emmènent à travers l'Amazonie ou la jungle de Bornéo. Ou qu'elles suppriment complètement en y substituant des suggestions et des images de paradis, Caraïbes, Tahiti, Hawaï, l'île Maurice. Ce qui ne fonctionne avec succès que lorsqu'il y a effectivement dans le projet du voyage un halo de rêve, de désir, donc de poésie. Le touriste voyage pour se désorienter, mais pas trop, juste à son goût, comme le lecteur qui lisait des poèmes plus ou moins hermétiques selon la force de son imagination. Les formes de tourisme plus rudes, les tours du monde à pied, le baluchon sur l'épaule, à la Kerouac, et les départs pour «raisons humanitaires» dans des régions dangereuses, sont réservées aux rêveurs que les clichés poétiques, les clubs de vacances avec animations diverses et peu inhabituelles, ne comblent plus suffisamment en émotions fortes. Partons dans l'Everest si le Club Méditerranée ne nous suffit plus, comme on partait dans Mallarmé si Lamartine nous lassait.

 

De ce tour d'horizon concernant le poétique, disparu parce que partout et en tout répandu, je ne voulais tirer aucune conclusion autre que d'illustrer la fameuse parole d'Hölderlin selon qui «c'est poétiquement que nous habitons cette terre». Je m'interrogerai dans des réflexions ultérieures afin de cerner en quoi la diffusion générale et à usage pratique de l'esprit poétique peu aussi aboutir à un effet néfaste : la disparition véritable de la poésie, en poème ou autrement, non pas sa disparition fictive par dilution dans la vie elle-même ainsi qu'en rêvaient les Surréalistes, mais disparition fondamentale, radicale – si elle est possible ? -, avec ses conséquences éventuelles, perte de l'échange, impuissance, violence, destruction abyssale de la planète, recrudescence d'idéologie destinées à compenser cette poésie qui, comme je le disait, de n'avoir plus de lieu social, fût-ce en dehors des murs de la cité, risque peut être à terme de n'avoir plus lieu du tout.

 

  (à suivre)

 

 

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26 décembre 2007 3 26 /12 /décembre /2007 20:45

                             En mémoire du Désert


Du désert l'image me revient – gorges altières,

caillouteuses, austères, où défilent les spectres

de milliers de preux aux casques damasquinés,

empointés d'un croissant de lune. Superbes

sur leurs chevaux noirs à la robe lustrée,


ils scintillent d'un sombre éclat qui miroite en

des nappes improbables d'eaux frissonnantes.

Chaleur et gel à pierres fendre. Ici règne la

solitude du dieu. Les draperies immenses qui

empourprent le matin, les cieux glorieux de


couleurs et silence inouïs, les orgues cristallines

des grains de silice qui dévalent sous le vent

l'autre versant de la dune ; le foyer noirci

où brillent au matin, parmi l'encor rougeoyante

cendre, une ou deux flaques de verre... Ici,


l'atmosphère de l'aube est si transparente

qu'on peut, comme derrière un vitrail, apercevoiir

le mystère derrière la lumière. Aux falaises

la pierre est déjà couturée de signes : à celui

qui passe, l'effort de leur donner un sens. Et,


quand la nuit, en son caftan d'étoiles grelottantes,

descend les marches de l'ombre et du froid,

en regardant le ciel, on reçoit - comme l'éclair

d'un poignard qui frapperait de nulle part -

l'absurde conviction que l'âme est éternelle...






                  Grandir


Est-il vraiment passé le temps

du plaisir de vivre, de l'insouciance,

des grands rires dans la prairie

au milieu des amis, le dimanche,

lors de ces pique-niques où les filles

ont du rose aux joues et des yeux

rendus obliques par la tentation. Le temps

où par des soirs d'un bleu serein et sans

menaces, on regardait s'allonger les ombres

régulières de la haie de peupliers

en écoutant un rossignol caché comme

une feuille à contre-ciel. Grandir,

c'est gober ce temps-là, avec les illusions

de paradis que faisait naître un frisottis

doré sur une nuque, près d'une oreille

roulée comme un Tanagra : «appâts»

(selon la galante expression de jadis)

qui, ainsi que ces papiers étoilés

de Noël, enveloppent en guise

de friandise l'écrasant fardeau

de la réalité, pareille à une pleine

lune à la porte d'un château écroulé.

 



 


                                         Xavier Bordes

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9 décembre 2007 7 09 /12 /décembre /2007 12:09

 

Foudre verte

 

                                                                          à ma Mère

 

Et toi tandis que grondent le cristal des orgues      et le dies irae de l'orage dehors


toi           petite et fragile et mince          comme honteuse d'en être réduite à tes os

et réfugiée dans le chêne entouré de chrysanthèmes et de cierges d'où rayonne de profundis un astre noir       toi

tu n'entendras pas ce poème-ci     mais seule sous la dalle où est gravé ton nom  dans cette grande nuit qui moi-aussi m'attend     béante porte noire       si tu peux quelque chose entendre      ce ne sera rien que le froissement solennel de l'air dans la couronne des pins     quelques roucoulements de tourterelles        et au-delà

 

des murs du cimetière     un poème qui n'est pas mien     l'effrayant poème ordinaire du monde     écrit comme sous la dictée d'une verte tramontane    poussant à travers une âme incendiée      les mots     des mots roussis ainsi que feuilles mortes

 

mots qui seront un jour entassés avec les anciennes télévisions     les radios      les innombrables machines qui ont plu     déluge de ferraille et de plastique         sur l'humanité        et sans doute brûlés dans un immense autodafé d'où s'envoleront

des millions de pages        tel un envol de corbeaux noirs qui tirent d'aile en direction de la lumière

 

là-bas où    nimbée d'une éternelle aurore et ceinte d'une écume immaculée

l'Île d'Emeraude continue de rayonner bonheur et liberté       sous la forme d'une apparition     souriante sur sa conque     jeune femme à jamais blonde en cheveux jambes longues      avec pour clef de voûte un rien de mousse parfumée

Aïlenn      qui descend fouler d'un pied menu la cendre de la grève      la change en pollen doré

 

puis s'avance     sous les allées ombragées de cytises et de cerisiers en fleur      Et la voici qui lave sa nudité claire dans la fraîcheur des fontaines    hume l'anis et le thym     l'odeur salace des roseaux     coupés par des faunes cachés sous les buissons     à pleins poumons soufflant dans leurs syrinx pour fêter la Belle-enfin-arrivée

 

Ici    elle cueille un lys     une rose plus loin     comme si elle attendait de la sérénité matinale         où la pleine lune dans l'azur s'attarde à verser une ou deux larmes laiteuses      que tombe une foudre verte        un poème empenné de phrases vibrant longuement au coeur du silence       après avoir franchi le seuil de l'infini par la porte incarnat de ses lèvres

 

Un poème qui redirait l'amour du monde      que croyait avoir perdu dans la noirceur des jours de deuil et les hymnes funèbres       le poète désespéré.

 

 

 

 

 



            Une chaumière et deux coeurs !


Des jongleurs de brume, des acrobates de brouillard,

des rires plus lointains que des échos,

des chapiteaux taillés dans une épaisse nuit,

tout un cirque sans étoile au coeur d'un carrefour

désert que cernent des bâtiments d'ombre,

des sanglots résonnant du fond d'invisibles corridors,

et, ressac du coeur, la figure fantomatique,

d'un clown au sourire ambigu, comme tracé par un

Léonard de Vinci sur la ligne qui sépare les abysses

du désespoir, des eaux calmes de la mélancolie - avec

leur noir miroitement de cyprès et de lauriers,

surplombant les marbres et les myrthes de cette Ïle

des Morts si sereine que peignit Boecklin : c'est

tout cela que j'aperçois dans les moments où je m'incline

au-dessus du puits dont les profondeurs recèlent

l'incoercible tremblement d'une noirceur

qui n'est autre que le reflet de mon for intérieur.

Or,
       soudain la voici, l'Apparue, l'Aimée qui danse et chante,

Aïlenn qui change un plancher en pelouse, en piste de danse


une arène d'où les taureaux s'envolent, tournoyants soleils

ailés, puis s'évaporent dans les hauteurs d'ozone de l'été.

Aïlenn, la Gracieuse, enveloppée de cheveux blonds

dont la licorne du vent ne peut se retenir, par-dessus

son épaule, de venir flairer le parfum...

                                                        Et tout ce cirque

de mon coeur, pour un moment, s'évanouit ; les images

funèbres se dissipent comme buée au soleil, laissant

apercevoir par la fenêtre une sorte de jardin d'Eden :

une clairière, sa cabane dont le chaume reluit si fort

qu'il fait paraître saugrenue l'existence et même

l'idée de ce que les humains ont appelé «la mort».


 

 

   Femme de brume



Ce pourrait être l'illusion d'une résurrection

cette femme au visage effacé par une brume lumineuse

qui, dans mes rêves, vient vers moi depuis l'au-delà

de la mer : elle sourit sans sourire... Sa présence

affecte l'air ambiant d'une gaîté que d'aucuns pourraient



trouver triste comme, abandonnée en travers du chemin,

la mue d'une joie en allée, - morte depuis, au tréfond

d'une tanière obscure de mon inconscient que je n'ai plus

essayé d'explorer depuis des lustres ! Venimeuse illusion !

Et de fait, que reste-t-il de nous-mêmes après tant d'années ?



L'apparition qui nous visite est pétrie de vieux souvenirs.

Elle convoque la foule des Mères, des Tantes, des Amantes,

des Soeurs absentes, - et les rassemble en un bouquet

qui diffuse "le doux parfum des giroflées" et "l'inflexion

des voix chères qui se sont tues". C'est que malgré l'illusion,



le mauve du passé insensiblement tourne à l'ultra-violet :

pour nous qui connûmes des temps meilleurs, la Terre

rétrécit et chaque jour devient un peu plus inhabitable

(même "poétiquement" comme disait Hölderlin). La barbarie

croissante entre les hommes, on la dirait, ma foi, programmée



d'en haut comme le sont les bulles de savon, pour s'achever

en explosion : ce pourrait être l'illusion d'une résurrection,

du moins, s'il pouvait, du rien, s'engendrer quelque chose !












Le Rappeur


Il vivait d'une vie si triste, dans une cité
si noire. Ce n'était pas vraiment la misère.
Certes, l'on n'y mourait pas de malnutrition
comme au Darfour. Les enfants n'étaient pas
nus, le ventre ballonné, le joues décharnées,
à courir dans la poussière rouge pour un peu d'eau.
On n'en était pas là, certes. Cependant si l'on
veut bien considérer qu'est aussi grave la malnutrition
spirituelle : pour les âmes de la cité, on en était
à presque un siècle de disette et il ressentait ça
comme une intenable souffrance, au milieu de laquelle

il fallait bien pourtant tenir. Alors il écrivait
des textes indécis mi-romans, mi-poèmes, mi-enfer,
mi-paradis. De la tendresse à la colère, le langage

était pour lui une sorte de no-man's land, un espace
lunaire où il errait à son gré entre d'invisibles
frontières que rien ne permettait de déceler, sinon
la moment où recommençaient les avanies et les mépris
des abrutis, qu'il devait néanmoins, pour raison d'éthique

considérer comme ses frères : mais l'humaine forme exceptée,
il lui semblait souvent que rien ne pouvait être, en vérité,
commun entre ces malheureux aux manières grossières,
brutales, sans même un souvenir de ce qu'était l'amour,
et lui : tout entier habité par un être lumineux
qu'en d'autres temps, l'on eût qualifié de « Madone ».







 

               Odelette

 


 

                   Voici la rue

 

Où chaque jour je passe

 

                  La triste rue

 

Avec ses trottoirs pleins de crasse

 

      Ses immeubles noircis

 

Pourquoi faut-il que chaque jour je passe par ici ?

 


 

Dans l'ombre des porches la bise pleure

 

Long est le chemin plus longues les heures

 
 

                       Voici le ciel

 

            Où glissent les nuages

 

                  Le très-haut ciel

 

Avec son bleu qui n'a pas d'âge

 

       Et souvent tourne au gris

 

Pourquoi me faut-il chaque jour en subir le mépris ?

 
 

Dans l'ombre des porches la bise pleure

 

Long est le chemin plus longues les heures

 
 

         Et voici l'Homme

 

     Tantôt loup, tantôt biche

 

       C'est ça l'Homme

 

L'un qui aime et l'autre qui triche

 

     L'Homme toujours changeant

 

Pourquoi me faut-il chaque jour vivre parmi ces gens ?

 
 

Dans l'ombre des porches la bise pleure

 

Long est le chemin plus longues les heures



 

              Villa Séfan, rue de Safi.


 Tu ouvrais la fenêtre – et le soleil acide et vert
du citronnier tombait directement sur le pâle corail

de son épaule écueil nacré rondeur qui émergeait

d'une foison de blonds reflets bouclés : Aïlenn



endormie de profil sur l'oreiller le nez mutin les lèvres
entr'ouvertes joliment comme deux rives pour le courant
transparent de son haleine Un parfum secret se cachait
sous d'autres venus du dehors magnolias fleuris giroflées




Le reste de la chambre est encore tout rempli d'une ombre
si chargée de silence qu'on y entend choir sur la table
de chevet l'un ou l'autre - de temps en temps - pétale
du bouquet de roses pourpres que j'ai cueillies au jardin



hier matin et placées là juste avant son réveil avec

une gerbe d'alexandrins qui chacun parlaient d'Elle
Ses paupières sur lesquelles la lumière de ce jour de mai
glisse comme sur la paroi d'un oeuf de grive sont closes




sur l'Autre Univers celui auquel vous ni moi ni personne
n'aurons jamais accès Celui qui quelquefois la fait gémir

mais plus souvent sourire comme une ange à ce rival ailé
que je hais – Morphée maître du Rêve et l'enfant de la Nuit.

 



 

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16 novembre 2007 5 16 /11 /novembre /2007 00:34
  Perspective Nevski

Naguère, le fait d'être un enfant – même
un vieil enfant ! - te laissait encore assez de temps
avant la Fin pour penser, comme tous les enfants,
que « la situation pourrait s'améliorer » ; que
tu avais devant toi assez de temps pour y bâtir
au moins un projet, un espoir : beau comme la
fameuse « perspective Newski » par un soir
d'hiver, quand le soleil se couche à une extrémité
en lustrant le toit gris du palais Stroganov, la façade
rose du palais de famille des Bieloselski-Bielozerski,
et que la nuit étoilée se lève de l'autre, derrière
les clochers d'or de l'église St Nicolas des Marins,
avec les reflets des bâtiments illuminés qui ondulent
et se mélangent constamment au fond de la Néva.
Assez de temps pour lire des bandes dessinées,
jardiner, aller au spectacle ou dans des soirées
littéraires, jouer avec tes petits-neveux à ces
jeux-vidéo dont ils sont si friands. C'était naguère.
Cet automne, toute perspective a disparu (les passereaux
du jardin aussi) excepté celle, à terme, de préparer
- Mais comment ? Qui le sait ? - ta propre disparition !










Maternité

Hier, rêvant dans la rue, inconsciemment j'observais
une jeune mère, grands yeux turquoise, cheveux blonds
tirés, offrant un visage harmonieux, carré, solide,
nordique en somme ; et son enfant, non moins nordique
et blond, avec une tête massive et une expression
assez ingrate dans ses yeux bleu foncé, étroits,
plissés comme ceux d'un vieil éléphant. Or, la mère
admirait son enfant, le cajolait, le couvait du regard
comme s'il se fût agi de la huitième merveille du monde.
Objectivement pourtant, l'enfant – deux-trois mois
au plus – était laid. Je lui trouvais cette expression
déplaisante que peuvent avoir les bébés et qui
anticipe celle que l'on découvrira sur leur visage
de méchants vieillards, une vie plus tard ! Mais
l'expression de la mère, ses gestes de tendresse,
sa façon délicate de tenir l'enfant dans ses bras,
tout donnait à ce tableau une sorte de grâce
intime – telle que les passants faisaient un détour
avec respect, comme on contournerait une bulle
sacrée de paradis. Et je me suis dit que nous devions,
plus ou moins, ressembler à ça, ma mère et moi,
lorsque nous circulions dans la montagne incendiée,
au milieu des soldats, près du fort de Briançon,
alors que la bataille faisait rage et que les avions
terribles vrombissaient au-dessus de nous en lâchant
leurs explosions incessantes : le paradis à côté
de l'enfer... J'ose seulement croire que moi - d'ailleurs
des photos existent - j'étais nettement plus beau !












Bleu pastel


Mon coeur, disait-il, est bien loin
dans l'espace et le temps. Tantôt,
en fictions d'avenir mes rêveries
s'égarent; tantôt en des années


qui furent de douceur, il y a
bien longtemps ! Si l'avenir n'est pas
- du moins tel qu'il s'annonce -
un tissu de projets enchanteurs,


le passé, le cher passé, quoique privé
du droit de faire des promesses,
ressemble à un compagnon sûr, face
aux séductions d'un fruit vert !


Certes, les tristes souvenirs sont plus
nombreux que les anciens bonheurs...
Même sur les chagrins pourtant,
l'émotion du passé jette une lueur


un peu grise, un peu douce ; elle arrondit
les angles de la vérité par l'agrément
du : «J'étais jeune en ce temps-là !»
Oh la jeunesse, oh la magie des autrefois !


Comme ces monts qu'on voit s'enfuir là-bas
et qui, davantage à chaque tour de roue,
par la force subtile de l'éloignement
prennent la couleur bleu-pastel du Paradis.













   B. C.

C'était un gentil garçon, un chanteur qui avait réussi
à faire son trou ; juste un peu drogué ; à peine alcoolique.
Le parfait romantique moderne, quoi ! Cheveux en bataille,
l'oeil noir, visage taillé à la serpe : l'air canaille et des


chansons sulfureuses, mais si «bouleversantes de vérité»,
comme disait Sylvie X dans son blog, «quand il était sur
scène !» Bref, un garçon charmant... - la douceur même !
Toutes ses «fans» féminines le regardaient, le regardent


encore avec les yeux de Chimène. Normal, c'est chouette
de sentir le frisson amoureux lorsqu'on frôle une gloire
télévisée et que, de plus, sous ses dehors un peu brute,
et ses blousons de cuir, on sait que le voyou n'est pas


dangereux. D'ailleurs les juges sont d'accord. Il n'est pas
un récidiviste. On ne risque rien sur ce point. Il n'a tué
qu'une fois l'une de ses amantes, en la tabassant à mort
sans le savoir parce qu'elle avait le culot de lui répliquer ;


ce genre d'accident, ça peut arriver à tout le monde ; sa
«reconversion ne pose aucun problème, disent les Majors,
puisqu'il est devenu plus célèbre que jamais...» Bref,
la vie d'une femme, chez nous, pays de France, ça vaut


quatre ans de prison. «C'est énorme», me disait un ami
qui revenait d'Oman. «Mon vieux, dans les deux tiers
des pays du monde, on n'aurait même pas pris la peine
de déclencher un procès !» Ouais. Ici, on est civilisé.







             Femmes d'aujourd'hui !





Sur quelque papier minuscule en métro je griffonne

des poèmes... Face à moi une femme de style nord-

africain, assez jeune, décolorée, m'observe l'oeil

humide puis consulte son téléphone pour vérifier

que personne n'y a laissé de message ;

étrange comme l'obsession de se communiquer des

choses proprement insignifiantes a pris le pas

sur tous les autres mouvements de la pensée !

Maintenant, voici que son « portable »a sonné...

Du coup la jeune personne entre en conversation

publique copines et shopping elle sourit au

vide et le sourire rend presque plaisant son visage

jusqu'alors renfrogné et gros de rebuffades potentielles

C'est que de nos jours, à la fois les femmes voudraient

qu'on s'intéresse à elles qu'on les considère comme

au centre de la société mais refusent aussi qu'on

leur porte attention dans les moments où elle ne sont pas

disposées, mettons, et le jeu

se complique même du fait qu'elle feignent constamment

l'indifférence voire l'irritation à l'égard de ceux qui

les intéressent, elles, afin de vérifier, à ce qu'elle disent,

«la sincérité de leurs sentiments».

Pour les hommes, elles veulent de «vrais mecs» oui

à condition qu'ils soient soumis et obéissants comme ces

petits bichons dans leurs bras qu'elles transportent

pour tromper leur envie d'enfant et qu'elle remettent

d'une tape sur la truffe à leur place lorsqu'ils

manifestent des velléités d'autonomie.

Si bien que les garçons ainsi traités finissent par se retirer

entre eux dans un univers de sentiments plus simples

et de jeux sportifs ; certains se préfèrent homosexuels

les plus déboussolés tournent au pédophile...

Quel que soit l'angle sous lequel on l'examine la société

où nous vivons est en train d'éclater de s'émietter

de telle sorte que d'ici peu on va comme au temps

des Anciens reconstituer la ségrégation les gynécées

pour deux moitiés de l'humanité qui désormais

se fréquentent de trop près pour être encore capables

de se supporter.





   Octobre 2007


Il y a si longtemps que le miroir de la source
où je venais me regarder enfant pour questionner
l'étrange chose que c'est d'avoir un visage
comme la lune sous le signe de qui je suis né
s'est enfoncé dans le brouillard du passé


Mais où mais où se sont enfuies les hirondelles


La source alors était alerte et vive et abondante
Elle s'élargissait invisible et fraîche sous les saules
ainsi qu'une Fontaire du Vaucluse où venaient les oiseaux
goûter la transparence afin d'y conformer leurs chants
Seule ma main savait distinguer la surface de l'eau


Mais où mais où se sont enfuies les hirondelles


Certes ne pleurons pas La rivière coule encore
Elle n'est pas au point de se noyer dans l'infini
bleu de la mer et le delta divin semble encore
éloigné : pourtant la force du courant s'affaiblit
et s'évase Une chose qui ne trompe pas


Mais où mais où se sont enfuies les hirondelles


Sur les rives que des maisons pimpantes jalonnaient
jadis on voit de plus en plus souvent des champs
en friche des forêts sauvages de grands arbres
morts Une odeur de marécage plane dans la brume
comme un pressentiment de décomposition

Mais où mais où se sont enfuies les hirondelles


Les vignes dont les fleurs s'envolaient dans le vent
Les vergers d'autrefois qui au printemps organisaient
leur bal valses viennoises où chaque arbre rivalisait
à qui aurait la plus jolie et la plus parfumée
robe de mousseline Certes nous ne pleurons pas

Mais où mais où se sont enfuies les hirondelles








Conversation dans un wagon






- L'espèce humaine ? Finalement, cher Monsieur,
a s s e z d é p r i m a n t e. Autrefois dans mon village,
nous vivions entre nous. Rien n'était fermé à clé.
Deux pandores, comme on disait, suffisaient
à maintenir « l'ordre public ». Quand venait
un étranger, il fallait certes un temps d'observation
avant qu'il soit vraiment l'un d'entre nous. Par la suite,
lorsqu'on avait acquis la certitude que, malgré
sa langue qui pesait comme un boeuf sur sa
façon de prononcer la nôtre, malgré son air
qui resterait tujours un peu bizarre, il était
devenu complètement l'un d'entre nous,
en particulier s'il se montrait capable de saisir
nos plaisanteries à nous, celles qui font référence
au passé du village, à quelque épisode fameux
qu'on racontait les soirs d'hiver pour passer
un moment ensemble auprès du feu ; lorsqu'il était
dans notre cercle sans que désormais nul n'y fasse
attention, alors la vie redevenait cette sorte
de ciel bleu plein de confiance, d'un côté les labours
et de l'autre les vignes, avec la poussière dorée
des cloches de l'aurore qui se répondaient
d'un bord à l'autre des vallées... Mais aujourd'hui,
mon bon Monsieur, nos villages se sont changés
en villes, ou bien sont morts. On nous a tellement
redit que ce n'était pas bien de ne pas accepter
sans examen n'imprte quel étranger qui vient
se réfugier sous notre ciel. Du coup, ce ciel
s'est pollué. Les villes s'enferment à double tour,
il y a des clés partout, serrures magnétiques,
grilles, barrières, cadenas. On doit tout surveiller
et la police est sur les dents, parfois même
complètement dépassée : tenez, ce matin, au bout
du cadenas passé autour du réverbère qui se dresse
devant ma porte, je n'ai retrouvé que la carcasse
du vélo que j'y avais attaché, hier au soir : plus
une roue ! Juste le cadre et la chaîne ! Un vélo
neuf ! N'est-ce pas malheureux ? Et c'est pourquoi
vous me voyez en ce moment forcé de prendre
le métro pour me rendre sur le chantier où je
travaille. Un vélo de sept cents euros, Monsieur,
et pour lequel j'avais dû économiser au moins
pendant un an ! C'est pourquoi je vous dis, Monsieur :
l'espèce humaine finalement est assez déprimante.
Les humains sont sans pitié avec tous ceux qui ne
sont pas de leur tribu. » A ce moment, le métro
s'arrêtait à la station « Nation », et l'homme
descendit se fondre dans la foule matinale.
Je suis rentré à pieds chez moi, tout en rêvant
au temps des jolis villages rouges, sous le ciel
qui bleuissait les feuillages des vignes et les
flaques d'eau où venaient les corneilles boire
leur reflet d'encre dans les sillons des labours.










11 novembre 2007


Voici donc revenir le temps du froid et des tombeaux.
Les nuits d'air scintillant, tant et si pur qu'il semble
parfumé d'étoiles. Voici venir le temps des paysages
quasiment réduits à une sorte de simplicité de pages


blanches : oh, la neige ! - qui sait si bien arrondir
les angles ! Oh, les aurores ! - qui font leur nid
dorés avec les pies parmi les arbres transparents !
Et comme si le présent s'était subitement éternisé,


le courant de la rivière est devenu plancher de glace ;
sur les rives la joaillerie du gel s'expose à la vitrine
des ajoncs et des saules pleureurs ; plumes d'autruche,
les roseaux ploient sous leur panache de poudreuse.


0h, ce cri triste et amer ! - quand elle se souvient, le cri
de la grièche d'hiver ! Et cette figure sans ombre qui, sur le
blanc épair de l'étendue en direction des hommes inaugure un
chemin de traces noires : le poète, voyageur sans fin.


Et lui aussi se souvient : dans sa prime jeunesse, l'hiver
était moins désert, et plus joyeux les jeux des enfants,
plus nombreux, avec leurs bonnets rouges, les joues roses
des filles, leurs éclats sonores assourdis par la neige...











                          Pino Sylvestre



                                                          à mon fils.

Revivrons-nous ces jours mélancoliques où la nuit
par la voix des hulottes, et des chouettes chevêches,
hululait dans les noyers obscurs ; où l'herbe humide
essuyait à nos chevilles sa fraîcheur touffue, alors que,

tard, nous rentrions (comme on disait) «des champignons»
avec de grands paniers, profanes ostensoirs, balançant
à nos bras et répandant en chemin une fragrance rousse
où se mêlaient divinement cèpe et girolle. Automnes !

De si loin, me semble-t-il, à les revoir, la solitude était
encore en son enfance : elle s'auréolait d'une vague lueur
d'avenir qu'elle a perdue depuis – telle une rose oubliée
dans son solifleur en cristal, à l'angle de la cheminée

d'une chambre longtemps fermée, a vu par les années
dissiper son parfum desséché et s'évanouir sa couleur
à jamais. Et le vieil homme qui r'ouvre la porte, brus-
quement saisi par l'odeur du passé tandis qu'il pénètre

dans la pénombre pour aller ouvrir fenêtre et volets,
un instant croit, plutôt que du moisi, respirer le "Pino
Sylvestre" qui embaumait la pièce quand sa mère
passait en robe de soirée pour un dernier baiser.

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