La vie en rose
De ciel et de vent
Le bruit de l'ombre
Les oiseaux ne sont pas passés
ce matin Par la vitre
le déroulement ordinaire des choses
C'est temps de fête et chacun
explique qu'il faut être gai
et voir la vie en rose
Moi je la vois plutôt grise
et trottinant comme un mulot
ma vie en cherchant
à passer inaperçue
Mais s'efforçant de vivre
caché de nos jours réussit-on
pour autant à vivre heureux
De ciel et de vent
Le bruit de l'ombre
Cliquetis d'os secs à l'invisible gibet
Et par la fenêtre le mélancolique
et constant éloignement des choses
Sous la neige la terre s'apprête
C'est temps de fête
Chacun se force à voir la vie en rose
Agnès (Chanson)
Colombes d'ardoise rousse
à l'angle du toit et soleil
de pluie entre les peupliers blancs
Le vent froisse les âmes grises des passants
A la boulangerie une clarté rougâtre
vient de s'allumer Sans doute met-on
en rayon les pains chauds comme seins
Colombes d'ardoise noire
au revers des nuées et vestiges
de nuit entre les peupliers blancs
Derrière le comptoir la jeune serveuse rêve
en attendant que tinte la porte vitrée
pour le premier client Viendra-t-il aujourd'hui
le bel inconnu après lequel elle soupire
Colombes d'ardoise bleue
au milieu de l'azur et lune
glacée du matin sur les peupliers blancs
- Agnès Cesse donc de rêver Ne vois-tu pas
que le Monsieur attend - Et pour vous ce sera
- Une baguette et six croissants Agnès est toute rose
- Pardon monsieur voici votre monnaie
Colombes de bronze et d'or
d'une façade à l'autre et soleil
vert sur l'avenue aux peupliers blancs
Agnès Agnès cesse donc de rêver Es-tu donc
si pressée de souffrir à cause d'un galant
A cause d'un menteur qui te tiendra l'épaule
dans la rue et t'emballera par son boniment
Colombes de grès triste
au faîte des maisons et soleil
blême au-dessus des peupliers blancs
Cette clarté...
Cette clarté réfléchie
sur la page où l'écrit ondule
comme au pied d'un roseau
le reflet des choses
sur le bleu d'un étang
Feu et cendre anciennes
Grands auteurs consumés
Phrases par le rêve désertées
Qui se soucie encore d'écrire
quand l'art de lire est oublié ?
Cassandre
Elle parlait de ses rêves comme si la nuit
ne devait jamais finir et, par la vitre,
elle guettait ceux des nuages qui avaient,
affirmait-elle, des formes où se lisait l'avenir.
Fragile dans sa grâce, l'épaule et le cou
déliés comme une Isis antique, des frisons dorés
sur la nuque et près de l'oreille – rose coquillage ! -
elle marchait comme si c'était l'air et non le sol qui la portait.
Et les passants se retournaient, avec dans leurs regards,
une sorte de joie étrange, mi-incrédule,
mi-émerveillée, puis continuaient leur route
avec un hochement de tête vaguement songeur.
Que l'on pût, dans la rue, croiser tant de beauté
par un gris matin de janvier, était-ce mirage ou miracle ?
Tes années
Tes années seront donc passées comme un songe
ponctué, en hiver, de joyeux sapins de Noël.
Ce que tu auras pu découvrir de la Terre
tiendrait sans peine dans un dé de couturière.
Pourtant tu as cherché ! Allant jusqu'aux frontières
où les mirages des Palmyres tremblent à l'orée
de cette éternité qui dissout dans les sables,
et la brique des siècles, et la trace des hommes.
Tu as cherché parmi les vestiges épars
de langues disparues, d'émotions dispersées,
avec l'espoir de retrouver quelque message
occulte et demeuré inaperçu. Tu as rêvé
sur Archiloque et Thucydide, Héraclite
et Plotin, Thomas d'Aquin et Chrysostome,
sur Augustin, Jamblique, Confucius, l'Avesta,
sur Maha Kacyapa, le Taô, les Meneurs de Brume,
Duns Scot, Eckart, Siméon le Nouveau Théologien,
Paracelse, bref, tout ce qui était à portée d'esprit :
tu tissais une invisible toile de poèmes et d'idées
pensant qu'à force de patience et ravaudages
et griffonnages, tu verrais dans cette toile, un jour,
venir se prendre cet Archange qui a si souvent
illuminé tes songeries, et nourri tes espoirs.
Sans doute était-ce en vain car il n'est pas venu.