Et le « style » alors ?
J'ai évoqué sommairement quelques questions de poétique et comment se souvenir que, fait avant tout avec des mots, le poème les emploie au-delà des habitudes, quitte à « réussir » si bien que la nouvelle formule du nouveau poème fait fortune, devient courante, se banalise : ce bonheur d'expression, la « formule », est en fait issu d'un ensemble de choix qu'on pourrait qualifier de « techniques ». Choix matériels dans l'usage de la langue. Choix moraux dans l'usage des thèmes ou des systèmes d'images.
Non-choix aussi, parfois. Ainsi, - pour prendre, qu'on me pardonne, un exemple personnel – enraciné un peu particulièrement dans la culture grecque qui est de mon passé de méditerranéen, même si j'ai beaucoup d'autres passés culturels (japonais, chinois, iranien mazdéen, etc...), ainsi disais-je, jamais je n'ai pu départager dans le thème de la « lumière » ce qui est du domaine de la physique pure et ce qui est du domaine de l'intelligence. Je veux dire que je pense que la physique de la lumière, celle des laboratoires, n'eût pas été possible « sans soleil », sans la capacité du « voir » née chez les êtres vivants et les humains au premier chef.
C'est l'existence même de la lumière, son énergie, qui pour moi a éclairé, accompagnant le moment même de l'apparition de ce que nous appelons « la conscience », le « monde », au sens propre et figuré. Voir et comprendre sont les deux facettes du même diamant. La peau de lumière qui révèle au matin les colonnes de l'Acropole d'Athènes, c'est l'intelligence même des Grecs construisant le savoir de la géométrie, de la philosophie, de la logique, etc...
Bref. Cet ensemble de choix et non-choix constitue ce qu'en musique on appelle une « harmonie ». Dans cette harmonie, qui édifie et caractérise le « monde » particulier de tel ou tel poète, le jeu réciproque des consonances et des dissonances est essentiel. C'est de leur proportion dans le langage du poème que va surgir la « vision » d'un poète, et bien entendu cette proportion réciproque a pour origine la personnalité spécifique et unique d'un homme. Autrement dit, c'est elle qui donne à ses dits et écrits un relief qui les différencie du langage informatif ordinaire, c'est à dire un style.
Il faut donc comprendre qu'il existe la parole courante, dans son éclairage incolore, et la parole filtrée par le style qui est la conformation particulière d'une personnalité, dans un éclairage « coloré ». Cette coloration peut tout réinvestir, si c'est dans le cadre de son système harmonique, y compris la parole courante : mais si j'ose dire, cette dernière alors ne court plus dans la même cour. Elle prend un éclat nouveau pour l'intelligence, elle reparaît comme inhabituelle. (Ou alors, elle sera simplement ce que j'appellerai une « parole ratée ». Elle aura manqué son but.)
On observe cela en lisant des poèmes apparus à différents moment de l'histoire de la poésie. On s'aperçoit que lorsqu'un style nouveau et fort apparaît, il devient la coqueluche des imitateurs – le rôle de l'imitation, et partant de la traduction serait à questionner ultérieurement -, ce qui a pour effet d'habituer et donc de faire « redisparaître ». Les poètes de la génération suivante reprennent alors dans leurs poèmes de larges pans du langage courant, inutilisés parce que considérés comme « non-poétiques », et font surgir un nouveau « nouveau style ». En raccourci : Ronsard par rapport à Villon, Maurice Scève par rapport à Ronsard, Hugo par rapport à Corneille, Verlaine par rapport à Lamartine, et ainsi de suite.
La langue se trouve de cette façon constamment ressourcée, dans le but que son dire ne s'affaiblisse pas du point de vue, non tellement d'une communication technique à usage pratique, mais surtout d'une communication proprement humaine, c'est-à-dire du passage des sentiments complexes et des émotions entre des êtres humains emprisonnés dans leur individualité, leur histoire, et qui ne sont guère en mesure de supporter cette prison de l'incommuniqué ; or le langage courant ne transmet rien de tout cela. Lorsque quelqu'un nous dit : « Je suis heureux. » ou « Je suis triste. », il ne nous donne pas grand'chose à ressentir, en vérité, de sa gaieté ou de sa tristesse. Nous en sommes réduits à imaginer ces deux états à partir de notre expérience de la gaieté ou de la tristesse.
Si nous pouvions entrer dans la tête de l'Autre, peut-être nous rendrions-nous compte que la gaieté de l'un est pour nous d'une pâleur insignifiante, ou que la tristesse de l'autre nous serait d'un poids insupportable. La poésie, comme la peinture, comme la musique, comme tout ce qui mérite le nom d' « art », cherche à traduire le « je suis triste » en « voici comment je suis triste, voici à quoi ça ressemble, voici comme quoi c'est, dans mon cas, être triste ». Certes il est évidemment impossible de ne pas s'appuyer, pour traduire ce ressenti, sur le code de la langue qui existait bien avant notre naissance, et que partagent plus ou moins l'ensemble de ceux qui la parlent. Mais il faut rajouter, par-dessus ce code, un ensemble de significations secondes, que s'efforcera de créer un style découpant dans la langue des élément qui rendront nos formules comparables à nulle autre. Jusqu'à ce qu'elle servent un jour de point de comparaison classique évidemment.
Mais, objectera-t-on, qui peut comprendre cette façon inhabituelle de parler, de donner du sens supplémentaire, alors que le poète est le seul à savoir quelles sont ces significations, et à quoi elles correspondent. C'est sur ce point que j'ai parlé d' « harmonie ». Quand dans une oeuvre d'art réside une harmonie puissante, elle rebute d'abord la plupart des gens parce qu'on ne comprend pas. On est confronté à quelque choses d'étranger. Par exemple à l'expression d'une manière d'être « triste » que l'on n'a jamais ressentie soi-même. Déroutante confrontation ! Mais cet obstacle qui semble produire de l'incommunication peut être surmonté, et c'est là qu'intervient l'harmonie.
Pour comprendre son rôle, et le processus qui se passe, il faut en retourner au temps de notre naissance, des quelques mois qui la précèdent et des quelques années qui la suivront. On découvre alors ceci, en premier lieu : à partir du septième mois avant la naissance, le futur enfant entend déjà, enregistre des sons, particulièrement les paroles de sa mère, et des gens à qui elle parle, plus ou moins déformées par la paroi abdominale. La langue est maternelle, quand elle l'est, au sens propre. Mais il faut savoir aussi que l'enfant reçoit les produits chimiques déversés dans le sang de sa mère, l'alcool, la nicotine, et surtout les hormones.
Il s'ensuit que le foetus commence à associer. Il associe tel ton de la voix, telles paroles, aux hormones de plaisir, tel autre ton à celles de la colère, de la peur, etc. Si bien qu'il naît en plein mystère, avec un capital pas très clairement défini, mais qui est en quelque sorte un bout de l'écheveau qui lui permettra de déchiffrer l'univers où il entre, et de s'en faire un « monde ».
Quelle mère n'a pas expérimenté cette situation : elle emmène son bébé de quelques mois, dans sa poussette, et croise une voisine pleine de bonnes intentions qui se penche sur le bébé et commence à vouloir lui communiquer tout le bien qu'elle pense de lui. Et brusquement le bébé éclate en sanglots, sous les yeux de la voisine confuse et éberluée. C'est que, même si les paroles étaient tout à fait aimable, quelque chose dans le ton de la voisine a été interprété par le bébé comme signe de menace, ou de colère.
Il s'ensuit que toute notre enfance, du point de vue du langage, est un perfectionnement, une mise au point progressive, du système d'entente avec les autres dont l'enfant sait inconsciemment qu'il a besoin. Et son inconscient travaille alors intensément dans cette période, à évaluer ce qu'il comprend : il se construit une « grammaire », recoupe constamment les informations multiples qu'il reçoit, notamment par la parole qui nous concerne ici, dégage des règles qu'il s'efforce en permanence de vérifier. Il apprend sans le savoir, avec plus ou moins de réussite, un système cohérent et logique. A force de fréquenter ce système, il finit par le maîtriser assez efficacement pour que sa vie en soit améliorée.
Ce système cohérent et logique, spécifique de chaque langue maternelle, lui transmet du même coup le « style collectif », l'analyse du monde inhérente à l'histoire et à la psychologie du peuple qui parle cette langue.
C'est ce système qui constitue l'harmonie. C'est lui qu'il faut intuitivement, inconsciemment, apprendre lorsqu'on est confronté au poème ou à l'oeuvre d'art en général. Il en découle que confronté à une oeuvre nouvelle, on ne parvient que rarement à lui donner un sens. J'ai des amis qui trouvaient sans intérêt l'oeuvre de Mondrian, jusqu'au jour où il sont allés voir une rétrospective assez complète de ce peintre au Musée du Jeu de Paume : après être passés de tableaux en tableaux, les règles harmonique de l'oeuvre de Mondrian se sont construites dans leur esprit comme Mondrian se les était construites lui-même au cours de sa vie, de telle façon que parvenus aux tableaux de la fin, ils ont perdu toute hostilité face à ce qu'ils appelaient jusqu'alors des « toiles cirées ».
De même, pour d'autres amis à propos de la musique de Bartok, ou de Mahler, qu'ils considéraient au départ comme inaudible, ou d'autres encore à propos de poètes contemporains. Le pas au-delà de l'incommunicable était franchi. L'accès à la subjectivité d'un autre humain avait commencé de s'ouvrir. Par l'oeuvre d'art, et en premier lieu par l'art de la parole, source fondamentale du sens, l'homme est donc parvenu à « objectiver le subjectif », comme disait Joë Bousquet, ce géant de la poésie : à rendre accessible potentiellement à tous ce qui était du domaine emprisonnant de la subjectivité personnelle. Par tel poème, mettons « Clair de Lune » que j'ai cité par le passé, Verlaine est parvenu à nous transmettre la teneur précise et subtile de sa mélancolie.
Rimbaud, sa colère adolescente ou ses émerveillements.
Depuis le langage stylisé, poétisant, depuis l'art des cavernes, depuis le temps de la première flûte de Pan, s'il le veut un être humain n'est plus obligé de rester incarcéré seul en lui-même...