Les Barbares* sont venus
« Mais alors, qu’allons-nous devenir sans Barbares?
Ces gens-là, en un sens, c'était une solution... »
(Constantin Cavafis.)
Des siècles ont passé : nous avions cessé
de les attendre, les féroces, les cruels, les mal-
dégrossis... Nous nous étions organisés, nous avions
rebâti nos lois et l'Etat. La vie chez nous était
devenue plus plaisante, les moeurs plus honnêtes,
plus douces, les arts plus subtils. Aux yeux du monde,
nous étions, injustement si l'on veut, installés
dans une existence à ce point confortable
que les peuples voisins se répétaient : « Heureux
comme l'est Dieu chez eux... » Sans doute ce bonheur,
en un siècle où régnaient sur le globe entier,
la misère, la famine quelquefois la plus extrême,
les guerres fratricides qui ruinaient des peuples
déjà indigents, sans doute ce bonheur semblait-il
indécent... Ou simplement le troublant reflet
de la richesse inconcevable que nous avions su
construire de nos mains (et souvent de celles
des autres, moins instruits, moins affûtés,
moins doués peut-être !) En tout cas, ils sont
venus, les Barbares, quand on ne les attendait
plus : ils ont déferlé par toutes les portes mal
gardées, par les fenêtres trop fragiles, ou encore
conviés à nos tables par la pitié qu'ils savent
si bien susciter aussi longtemps qu'ils se sentent
trop faibles. A la fin, submergés par leur violence,
leur cynisme enraciné dans des siècles d'une rude,
d'une impitoyable misère, nous avons compris
trop tard que, les Barbares, dans le fond, étaient
moins pour nous « une solution » que nous
n'étions, dans leurs rêves, une solution pour eux.
*Note : le terme "Barbare" désignait, chez les Grecs antiques, simplement ceux
qui n'étaient pas Grecs, sans jugement de valeur partculier.