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7 octobre 2009 3 07 /10 /octobre /2009 10:06
                              La mérule

Que dire de tout cela ? Il y a longtemps
nous vécûmes dans nos rêves et tout
semblait autour de nous vivable, familier et doux.
Juste après la dernière maison du village, au bout
des champs un gazouillement obstiné d'alouettes
suscitait le frémissement du rideau bleu qui bornait
l'horizon. On avait bien entendu dire qu'existaient,
au-delà, des mers, des océans, des rivages d'îles
autarciques, autruches de verdure ocellées de fleurs
entêtantes aux senteurs écarlates, que des oiseaux
métalliques, diamants diaprés, suçaient grâce à leur
trompe filiformes en bourdonnant sur place
comme des insectes, et où des fruits obèses, roses
et verts comme des lunes, balançaient leur maturité
charnue. Mais ces choses-là étaient si loin de nous
qu'elles auraient pu aussi bien n'être nulle-part !

Naturellement la réalité avait déjà commencé
à oxyder insidieusement notre étroit paradis.
Elle pointait parfois à travers une piqûre de guêpe,
le croc-en jambe d'un caillou brusquement sorti
de la terre du chemin, la morsure à nos chevilles
d'une ronce aux canines aiguës, le feu embusqué
d'une ortie, à la faveur des hautes herbes, comme
une méduse que dissimule un foisonnement de vagues.  
Je sais bien que j'aurais dû y prêter davantage
d'attention, y reconnaître un sens prémonitoire,
une manière d'avertissement quant à ce que,
par contamination lente et sporadique, la réalité
allait faire du monde : un "tissu de coups
de poignards qu'il faut boire goutte à goutte !" selon 
certain Sapeur Camembert qui enchanta ma prime
jeunesse...
                 Car j'étais bien incapable de comprendre,
 alors, en quelle teneur tragique était enracinée
 la drôlerie des images et des formules...
                                                              Maintenant -
j'ai compris. Ou presque. Je ne ris plus du tout
en relisant, dans la bibliothèque de la maison de famille
où je retourne l'été, les mésaventures du barbu sapeur :
j'éprouverais plutôt une forme de compassion.
                                                                       Pourtant,
si j'ai compris comment la réalité finit, le plus souvent
à notre insu, par digérer le rêve et nous le rendre
inhabitable, à l'instar d'une mérule qui dévore
en secret la maison où nous fûmes heureux - jusqu'à
nous en chasser -,
                              ce qui me turlupine
c'est que je n'ai toujours pas compris
                                                          pourquoi.
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