Foudre verte
à ma Mère
Et toi tandis que grondent le cristal des orgues et le dies irae de l'orage dehors
toi petite et fragile et mince comme honteuse d'en être réduite à tes os
et réfugiée dans le chêne entouré de chrysanthèmes et de cierges d'où rayonne de profundis un astre noir toi
tu n'entendras pas ce poème-ci mais seule sous la dalle où est gravé ton nom dans cette grande nuit qui moi-aussi m'attend béante porte noire si tu peux quelque chose entendre ce ne sera rien que le froissement solennel de l'air dans la couronne des pins quelques roucoulements de tourterelles et au-delà
des murs du cimetière un poème qui n'est pas mien l'effrayant poème ordinaire du monde écrit comme sous la dictée d'une verte tramontane poussant à travers une âme incendiée les mots des mots roussis ainsi que feuilles mortes
mots qui seront un jour entassés avec les anciennes télévisions les radios les innombrables machines qui ont plu déluge de ferraille et de plastique sur l'humanité et sans doute brûlés dans un immense autodafé d'où s'envoleront
des millions de pages tel un envol de corbeaux noirs qui tirent d'aile en direction de la lumière
là-bas où nimbée d'une éternelle aurore et ceinte d'une écume immaculée
l'Île d'Emeraude continue de rayonner bonheur et liberté sous la forme d'une apparition souriante sur sa conque jeune femme à jamais blonde en cheveux jambes longues avec pour clef de voûte un rien de mousse parfumée
Aïlenn qui descend fouler d'un pied menu la cendre de la grève la change en pollen doré
puis s'avance sous les allées ombragées de cytises et de cerisiers en fleur Et la voici qui lave sa nudité claire dans la fraîcheur des fontaines hume l'anis et le thym l'odeur salace des roseaux coupés par des faunes cachés sous les buissons à pleins poumons soufflant dans leurs syrinx pour fêter la Belle-enfin-arrivée
Ici elle cueille un lys une rose plus loin comme si elle attendait de la sérénité matinale où la pleine lune dans l'azur s'attarde à verser une ou deux larmes laiteuses que tombe une foudre verte un poème empenné de phrases vibrant longuement au coeur du silence après avoir franchi le seuil de l'infini par la porte incarnat de ses lèvres
Un poème qui redirait l'amour du monde que croyait avoir perdu dans la noirceur des jours de deuil et les hymnes funèbres le poète désespéré.
Une chaumière et deux coeurs !
Des jongleurs de brume, des acrobates de brouillard,
des rires plus lointains que des échos,
des chapiteaux taillés dans une épaisse nuit,
tout un cirque sans étoile au coeur d'un carrefour
désert que cernent des bâtiments d'ombre,
des sanglots résonnant du fond d'invisibles corridors,
et, ressac du coeur, la figure fantomatique,
d'un clown au sourire ambigu, comme tracé par un
Léonard de Vinci sur la ligne qui sépare les abysses
du désespoir, des eaux calmes de la mélancolie - avec
leur noir miroitement de cyprès et de lauriers,
surplombant les marbres et les myrthes de cette Ïle
des Morts si sereine que peignit Boecklin : c'est
tout cela que j'aperçois dans les moments où je m'incline
au-dessus du puits dont les profondeurs recèlent
l'incoercible tremblement d'une noirceur
qui n'est autre que le reflet de mon for intérieur.
Or,
soudain la voici, l'Apparue, l'Aimée qui danse et chante,
Aïlenn qui change un plancher en pelouse, en piste de danse
une arène d'où les taureaux s'envolent, tournoyants soleils
ailés, puis s'évaporent dans les hauteurs d'ozone de l'été.
Aïlenn, la Gracieuse, enveloppée de cheveux blonds
dont la licorne du vent ne peut se retenir, par-dessus
son épaule, de venir flairer le parfum...
Et tout ce cirque
de mon coeur, pour un moment, s'évanouit ; les images
funèbres se dissipent comme buée au soleil, laissant
apercevoir par la fenêtre une sorte de jardin d'Eden :
une clairière, sa cabane dont le chaume reluit si fort
qu'il fait paraître saugrenue l'existence et même
l'idée de ce que les humains ont appelé «la mort».
Femme de brume
Ce pourrait être l'illusion d'une résurrection
cette femme au visage effacé par une brume lumineuse
qui, dans mes rêves, vient vers moi depuis l'au-delà
de la mer : elle sourit sans sourire... Sa présence
affecte l'air ambiant d'une gaîté que d'aucuns pourraient
trouver triste comme, abandonnée en travers du chemin,
la mue d'une joie en allée, - morte depuis, au tréfond
d'une tanière obscure de mon inconscient que je n'ai plus
essayé d'explorer depuis des lustres ! Venimeuse illusion !
Et de fait, que reste-t-il de nous-mêmes après tant d'années ?
L'apparition qui nous visite est pétrie de vieux souvenirs.
Elle convoque la foule des Mères, des Tantes, des Amantes,
des Soeurs absentes, - et les rassemble en un bouquet
qui diffuse "le doux parfum des giroflées" et "l'inflexion
des voix chères qui se sont tues". C'est que malgré l'illusion,
le mauve du passé insensiblement tourne à l'ultra-violet :
pour nous qui connûmes des temps meilleurs, la Terre
rétrécit et chaque jour devient un peu plus inhabitable
(même "poétiquement" comme disait Hölderlin). La barbarie
croissante entre les hommes, on la dirait, ma foi, programmée
d'en haut comme le sont les bulles de savon, pour s'achever
en explosion : ce pourrait être l'illusion d'une résurrection,
du moins, s'il pouvait, du rien, s'engendrer quelque chose !
Le Rappeur
Il vivait d'une vie si triste, dans une cité
si noire. Ce n'était pas vraiment la misère.
Certes, l'on n'y mourait pas de malnutrition
comme au Darfour. Les enfants n'étaient pas
nus, le ventre ballonné, le joues décharnées,
à courir dans la poussière rouge pour un peu d'eau.
On n'en était pas là, certes. Cependant si l'on
veut bien considérer qu'est aussi grave la malnutrition
spirituelle : pour les âmes de la cité, on en était
à presque un siècle de disette et il ressentait ça
comme une intenable souffrance, au milieu de laquelle
il fallait bien pourtant tenir. Alors il écrivait
des textes indécis mi-romans, mi-poèmes, mi-enfer,
mi-paradis. De la tendresse à la colère, le langage
était pour lui une sorte de no-man's land, un espace
lunaire où il errait à son gré entre d'invisibles
frontières que rien ne permettait de déceler, sinon
la moment où recommençaient les avanies et les mépris
des abrutis, qu'il devait néanmoins, pour raison d'éthique
considérer comme ses frères : mais l'humaine forme exceptée,
il lui semblait souvent que rien ne pouvait être, en vérité,
commun entre ces malheureux aux manières grossières,
brutales, sans même un souvenir de ce qu'était l'amour,
et lui : tout entier habité par un être lumineux
qu'en d'autres temps, l'on eût qualifié de « Madone ».
Odelette
Voici la rue
Où chaque jour je passe
La triste rue
Avec ses trottoirs pleins de crasse
Ses immeubles noircis
Pourquoi faut-il que chaque jour je passe par ici ?
Dans l'ombre des porches la bise pleure
Long est le chemin plus longues les heures
Voici le ciel
Où glissent les nuages
Le très-haut ciel
Avec son bleu qui n'a pas d'âge
Et souvent tourne au gris
Pourquoi me faut-il chaque jour en subir le mépris ?
Dans l'ombre des porches la bise pleure
Long est le chemin plus longues les heures
Et voici l'Homme
Tantôt loup, tantôt biche
C'est ça l'Homme
L'un qui aime et l'autre qui triche
L'Homme toujours changeant
Pourquoi me faut-il chaque jour vivre parmi ces gens ?
Dans l'ombre des porches la bise pleure
Long est le chemin plus longues les heures
Villa Séfan, rue de Safi.
Tu ouvrais la fenêtre – et le soleil acide et vert
du citronnier tombait directement sur le pâle corail
de son épaule écueil nacré rondeur qui émergeait
d'une foison de blonds reflets bouclés : Aïlenn
endormie de profil sur l'oreiller le nez mutin les lèvres
entr'ouvertes joliment comme deux rives pour le courant
transparent de son haleine Un parfum secret se cachait
sous d'autres venus du dehors magnolias fleuris giroflées
Le reste de la chambre est encore tout rempli d'une ombre
si chargée de silence qu'on y entend choir sur la table
de chevet l'un ou l'autre - de temps en temps - pétale
du bouquet de roses pourpres que j'ai cueillies au jardin
hier matin et placées là juste avant son réveil avec
une gerbe d'alexandrins qui chacun parlaient d'Elle
Ses paupières sur lesquelles la lumière de ce jour de mai
glisse comme sur la paroi d'un oeuf de grive sont closes
sur l'Autre Univers celui auquel vous ni moi ni personne
n'aurons jamais accès Celui qui quelquefois la fait gémir
mais plus souvent sourire comme une ange à ce rival ailé
que je hais – Morphée maître du Rêve et l'enfant de la Nuit.